Mentorat photo 2024/2025 | édition n°2

Chère Maman
Pascale Arpin

Chère Maman,

Pendant longtemps, j’ai jugé ta peur. Du haut de ma vie tranquille, de mon enfance dorée, je n’ai pas compris tes angoisses, ta crainte d’à peu près tout, tes choix seulement guidés par le confort et la sécurité avant tout. La présence de cette poupée dans ta chambre, la lumière allumée toutes les nuits, je les ai constatées, pleine d’une indulgence un brin moqueuse. Qu’il est étrange de voir une adulte se comporter ainsi ! Et pourquoi ce tempérament si réticent au risque ?

Et un soir, tu as fait parler tes mains, et j’ai écouté. Et compris. Durant six ans, les premières de ta vie, le bruit des sirènes, le fracas des explosions, l’exode, et la peur de la mort ont nourri ton quotidien…

Décembre 1943. Tu as quatre ans, tu tiens la main de ta mère, il y a de la neige sur la route, et le chemin s’annonce long. Avec d’autres enfants et d’autres mamans, tu quittes Toulon et les bombardements alliés qui ont débuté à peine un mois plus tôt. Tu pars, plus haut, en Ardèche, à l’abri des bombes et des rafales. Derrière toi, des ruines, et surtout, ton grand-père, ton premier papa, tombé sous les obus qui ont détruit le port.

Ton vrai papa, tu ne le connais pas. Parti à la guerre avant ta naissance, il est détenu depuis par les Allemands dans un camp, quelque part en Silésie. Toute ta vie, on te racontera qu’il a passé la guerre prisonnier « dans une ferme en Allemagne ». Prisonnier, oui, il l’était — mais pas dans une ferme. Dans le stalag 8C, un des plus grands camps de prisonniers, en Pologne. Il y passera 5 ans, dans un froid glacial. Il rentrera, après la Libération, et tu l’appelleras longtemps Monsieur.

Ceci, je l’ai appris en plongeant dans les photos, dans les boîtes pleines d’une correspondance tendre entre tes parents, durant ces années qu’ils ont passées séparés. Tu ne le savais pas, car tu as toujours redouté d’y mettre le nez. Trop d’émotions, de souvenirs enfouis et douloureux.

J’y ai retrouvé aussi cette photo, de ton 22ème anniversaire, fêté dans un tout petit appartement à Dar-el-Beïda, en Algérie. Trois jours seulement après ton mariage, tu partais avec ton mari militaire en plein conflit armé, et tu y as passé 18 mois. Le ventre noué, sans règles, pétrie par la peur de ne pas voir rentrer papa, du bruit des bombes, mais présente à ses côtés. A-t-il saisi, à l’époque, la portée de ce geste ? Je n’ai pas eu le temps de le lui demander.

J’ai donc (un peu) recousu le puzzle, compris que ta peur du noir résonne encore des souvenirs d’une cave sans lumière où l’on attendait que les bombes cessent de pleuvoir. Que la poupée sur le fauteuil trône, pour toutes celles que tu n’as jamais eues. Que tes angoisses tapies resurgissent dès qu’un risque, même minime, se profile.

Pourtant, vois-tu, tu ne manques pas de courage, oh non. Tu fonces tête baissée, qu’il s’agisse de revivre les traumas du passé par amour, ou de déménager, seule, à 80 ans passés. Tu affrontes, tous les jours, ce monde qui t’a accueillie dans le bruit et la fureur, un monde qui va vite, et qui aujourd’hui te laisse un peu sur le côté. Tu t’en fiches, au fond. La fillette qui couvrait ses oreilles pour ne plus entendre le sifflement des bombes dort désormais plus tranquille, et plus jamais dans l’obscurité.

Quant à mon jugement, je l’ai rangé bien au fond d’un tiroir que je n’ouvrirai plus. 

Aujourd’hui, lorsqu’on salue mon propre courage, je dis : « Je le tiens de ma mère ».

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